Une
lourdeur sans précédent s'était lovée tout autour de mon corps.
Le simple acte d'ouvrir les yeux m'avait demandé une énergie
considérable. Point positif, j'étais enroulée sous un épais
édredon, cette sensation duveteuse m'avait cruellement manquée ces
dernières semaines. Les combats se succédaient, ne laissant aucune
place au repos ou à la guérison. Cela me fit avoir un bref coup
d’œil sous la couverture me laissant entrevoir mon corps, pas de
bandage, pas de plaie, juste ma peau.. Ou étais-je entrain de rêver
ou alors tout allait pour le mieux, pour une fois.
Je
refermais les yeux avec gourmandise, mais fus rapidement interrompue
par un grognement féroce voire furieux, émanant... De mon estomac.
J'étais affamée. Un dilemme s'imposait à moi. Je ne savais pas du
tout où je me trouvais, Tne' et Gna' n'étaient pas là. Et si
ils m'avaient abandonnée ?! Tne' aurait préféré accompagner cette
créature mi-humaine mi-sauvage ?
Je
me projetais en un instant hors du lit, courais à la porte,
l'ouvrais avec fracas et glissais un coup d’œil furtif. La porte
débouchait sur un petit couloir éclairé d'une douce lumière
émanant des chandeliers fixés aux murs. À ma droite d'autres
entrées en bois, à ma gauche le corridor se prolongeait, donnant
vue sur une rambarde en bois d'escalier descendant et encore
davantage de portes plus loin. Sur la pointe des pieds, je m'avançais
vers l'accès à l'étage inférieur. Pas un bruit ne troublait le
crépitement tranquille du feu qui devait siéger en bas. Toujours à
pas de loup, j'empruntais le bel escalier, la balustrade sculptée me
laissait entrevoir une belle salle commune, bardée de grandes tables
rondes en bois brillant, installées anarchiquement ça et là. De
grandes ouvertures dans les murs, permettaient aux rayons de soleil
de donner à toutes les boisures de la pièce un éclat fantastique.
Il n'y avait l'air d'avoir personne ici.
Plus
sûre de moi, j'appuyais mon pas, faisant craqueler sous mon passage
les marches de bois brut. J'atteignais le pavage du rez-de-chaussée.
Une large porte-battante ouverte à ma droite laissait circuler un
délicieux fumet, provenant de viande qui devait être entrain de
cuire. Cela me mit encore plus l'eau à la bouche que je ne
l'avais déjà. Ma curiosité me poussa à passer le bout du nez par
cette fameuse porte, négligeant totalement l'immense pièce derrière
moi.
"
Hehe. Un tout petit peu plus. Susurrais-je. Un tout petit peu
plus et je me retrouverais face à un sublime fes...
-Ahem.
Une grosse voix derrière moi résonnait. notez tout d'abord
jeune femme, que nous ne sommes pas un établissement nudiste...
-AAAAAAAAAAH
! AAAAArrière ! Hurlais-je en me faufilant derrière la
porte et ne laissant paraître plus qu'un œil, constatant que
l'homme qui venait de m'interpeller avait l'air âgé mais
décontracté. Malotru !
-Allons,
calmez-vous, c'est plutôt à moi de vous demander quelles sont ces
attitudes et tenues ? Me grondait-il. Vous êtes dans une
auberge respectable. Être vêtu de manière convenable, est une
nécessité ici. »
Soudain,
tout me parut plus clair, le cadre, l'apparence simple du vieil
homme, j'eus même un éclair de lucidité, m'apercevant de mon
manque complet de vêtement. Et par la même de l'embarras de cette
situation..
« AAAAAAAAAAAH
C'EST TERRIBLE ! J'essayais de me calmer. Vo-vous
seri-riez très très ai-aimable de me ra-ra-ra."
Je
n'arrivais pas à parler. Je déglutis, et en un instant, ouvrai la
porte et m'inclinai du plus respectueusement que je le pus et
articulai, haut et distinctement
« MA
TENUE EST COMPLÈTEMENT INCORRECTE, AINSI JE VOUS PRIE DE BIEN
VOULOIR ME PORTER DE QUOI ME VÊTIR ET PAR LA MÊ... Un
terrible hurlement de ventre coupait ma phrase. L'homme hurlait de
rire, je ne m'étais jamais sentie aussi honteuse. »
"Hahaha,
allons n'en faîtes pas tant. Hahaha, il n'y a pas mort d'homme,
Hahaha, c'est la meilleure."
J'étais
forcée, là, inclinée le dos voûté, de me rendre compte que cette
même situation nous ne la percevions absolument pas de la même
manière. Il me jetait quelque chose dessus. En soulevant les
yeux du sol, je constatais qu'il s'était retourné.
Minutieusement, je saisissais ce qui semblait être un vêtement mis
en boule, le dépliais soigneusement. Il s'agissait d'un long
chaperon noir fendu sur l'avant comme une longue veste, ornée de
belles broderies rouges et dorées. L'intérieur était d'une
rare douceur, je l'enfilais, prenant place à l'intérieur du
moelleux textile. Je prenais le temps de bien ajuster les manches,
inspecter mes poches.
"C'est
une superbe protection contre la nudité, n'est-ce-pas ? Disait-il,
toujours me tournant le dos.
Je
compris que je prenais quand même trop mon temps pour me vêtir. La
veste était pourvue d'une légère chemisette interne que l'on
nouait pour la fermer mais qui m'avait donné du fil à retordre.
-C'est
en effet un magnifique chaperon, il est à vous ? Lui
rétorquais-je.
-Non
il n'est pas à moi. Sa voix se durcissait. Mais je
doute fort que l'on vienne le récupérer. Sa voix
s'enraillait légèrement cette fois-ci. Tu pourras le
garder pour le moment.
-Oh.
Je tâcherai d'y faire attention ! Je vous le promets. Je
finissais de fixer la grande fermeture de mon habit. C'est
bon vous pouvez vous retourner, j'ai fini."
Quand
il se retourna, son visage se vida. Son air débonnaire venait de
laisser place à une mine prête à céder aux larmes. Il ne dit
rien, me fixa quelques instants, et se dirigea vers la cuisine. Je
m'écartai de son passage, me serrant contre la porte, il ne me
regarda pas, et me lâcha seulement de m'asseoir sur n'importe quelle
table, qu'il allait vite revenir.
Sa
femme ? Sa fille ? Une promise ? À qui pouvait bien appartenir cette
veste pour qu'elle provoque chez l'aubergiste une telle montée
d'émotions ? Il n'avait pourtant pas hésité longtemps avant de me
la jeter dessus. Ni même nier sa valeur.
Je
m'avançais donc vers le centre de la pièce principale. Dans un
renfoncement sous l'escalier se trouvait son office, dessiné par un
large comptoir en pierre. Le reste de la salle était occupé
par les tables, des bibliothèques murales, plein de bibliothèques.
Des trophées de chasse meublaient les murs, des râteliers à armes
décoratives, des vaisseliers. Bref, la salle commune. Je repérais
une table pile sous un rayon de soleil, et allais m'y asseoir.
Le
vieil homme ne se fit pas trop attendre. Il ramena avec lui une jolie
chope brillante, ainsi qu'une grande planche à découper, garnie de
larges et épaisses tranches de viande fumantes et saignantes à
souhait, un grand bol de divers fruits de plein de couleurs, de beaux
morceaux de pain eux aussi tout chauds. Dans un autre bol, une drôle
de purée trônait.
J'avais
face à moi le repas que mon nez m'avait prédit. L'homme
déposait devant moi le plateau.
Il me
fallut moins d'une seconde pour amener mes dents aux tranches de
viande. Je commençais mon festin, à grands coups de crocs. Sans
faire trop preuve d'une quelconque distinction, je mangeais juste à
n'en plus pouvoir, me remplissant la bouche de tout ce que je
pouvais, au point de grogner ne pas avoir plus de place pour pouvoir
y loger plus de viande ou de pain. Je commençais à avoir soif, je
relevais la tête de la planche, croisant l'immense sourire dans le
regard de l'aubergiste qui me regardait, tout amusé, entrain de me
baffrer.
"Cela me rassure de te voir ainsi. Disait-il. Quand vous êtes arrivés l'autre soir...
-Vous
?! Criais-je en crachant de la nourriture un peu
partout. Oups.
-Hahaha.
Je l'amusais. Oui vous, un petit gars avec deux ailes, et la
fille qui vous portait. Vous étiez tellement irrecevables et à la
fois tous dans un si piteux état. La fille qui te soulevait, allait
s'effondrer d'un moment à l'autre. Et le petit avait la tête
couverte de bleus et de bosses. Et je ne parle même pas de vos
tenues. Vous empestiez le sang, vous en étiez tous couverts. Des
pieds à la tête. Je n'allais pas vous laisser ainsi,
dehors. Lâchait-t-il en soupirant. Ne vous voyant
pas hier, ni ce matin, j'allais me résigner à aller voir votre
chambre, prêt à découvrir un cadavre.
-Ça
vous arrive souvent ? J'avalais cette fois-ci ma bouchée.
-De ?
Retrouver des cadavres dans mes chambres ? Me demandait-il
l'air surpris.
J'oubliais
ma précédente question et songeais à nouveau au flou temporel
m'entourant.
-Vous
dîtes l'autre soir, mais quand était-ce exactement ? Cet autre soir
?
-Il y
a deux nuits. Mais c'est drôle de voir que vous et vos compagnons
mangez de la même manière.
-Ahem.
Je me sentais ridicule. Puis pensais aux jours écoulés
durant mon sommeil... Et mes compagnons, d'ailleurs ? Vous
savez où sont-ils ?
-Oui,
bien sûr. La fille qui vous accompagne était surexcitée ce
matin. Elle disait n'en plus pouvoir et vouloir se défouler.
Du coup les deux sont partis vers le sanctuaire abandonné pour
chasser quelques créatures ce matin. Ils ne devraient pas tarder à
revenir.
-Bon,
c'est entendu. J'engageais la chope à ma bouche et
découvrais pour la première fois cette boisson. Un peu amère,
ultra pétillante, avec de la mousse. C'est bon ça ! Qu'est
ce que c'est ?
-Hahaha,
vous n'aviez jamais bu de bière ? Il éclatait de rire. Je
vous imaginais jeune, mais pas à ce point hahaha !"
Il venait de soulever quelque chose qui me mettait à mal. Mon regard se perdait dans mon morceau de pain, j'avalais inconsciemment la gorgée de bière que je gardais en bouche. Le pain. Le pain ? Un goût de pain rassi m'envahissait la bouche. Et des images de prison défilèrent devant mes yeux. Un hasard ? Mon corps s'endolorit. Des souvenirs ? Qu'était-ce ? De quel temps ? Quel âge avais-je ?
Et
si je me perdais dans mes sommeils post-traumatiques après chaque
bataille, et si je perdais le fil du temps en deux nuits... Quel âge
avais-je ? De quelle époque venais-je ?
La
choppe m'échappa des doigts. Elle alla s'écraser sur ce qu'il
restait de mon repas. Et moi je regardais tout ça.
Décontenancée, inerte... Floue. Je sentais mes yeux brûler. Des
larmes acides inondaient mes paupières.
"C'était très bon. Pardon, mais je ne me sens pas bien. J'ai dû manger trop vite."
Je
m'enfuis, bousculant chaises et tables sur mon chemin, courant vers
les escaliers. Je sautai les marches, quatre par quatre. Trois
foulées, atterris sur le palier, m'engouffrai dans la chambre,
claquant derrière moi la porte, me jetant sous l'édredon, me
mettant en boule. Et éclatai en sanglot.
"Mais
qui suis-je au fond ?"
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