Je
reconnaissais avoir lâchement quitté la pièce commune hier soir.
Voir Gnas et Evialg toutes affriolées l'une de l'autre ne me
dérangeait pas, mais leurs regards et tous ce qu'ils transportaient,
me rappelaient cruellement ceux échangés avec Decadrys.
D'ordinaire,
la compagnie des fleurs et plantes arrivait à combler le vide
m'entourant, occupant mon esprit et carnets de note, pourtant je
savais bien que plus rien ne serait comme avant désormais. J'aurais
voulu la veille, croqué l'étrange créature que nous avions croisé
dans la forêt tropicale, à la place, j'avais dessiné le visage de
Decadrys, qui hantait chacun de mes songes. J'essayais de me
retrouver face à elle, me rendant bien compte que ce désir et son
obtention étaient irrationnels. La toquante qui cliquetait chaque
seconde dans ma chambre, m'éloignait un peu plus du corps robuste et
incroyable de ma féline âme-sœur. La reverrais-je ? Et si oui,
quand ? M'aurait-elle oublié ? Était-ce ça un coup de foudre :
l'incapacité d'ôter l'autre de son esprit, de ne pas réussir à
penser à autre chose ? J'avais l'impression d'être sous le
joug d'une maladie d'esprit, je perdais le contrôle de mes songes,
si tel était le cas, malgré mes talents d'herboriste, je ne
connaissais aucune altération d'état aussi incurable que celle-ci.
J'avais pourtant essayé de relativiser, de me dire que le temps
n'était un obstacle et que je devais surmonter ce dernier. Mais
j'étais faible, chaque instant où je tentais de ne pas penser à
ses yeux fendus, je sentais sa poigne massive contre moi, je revoyais
sa poitrine bombée et pouvais presque ressentir la chaleur qui
émanait de son corps.
Les
minutes passent et j'imagine Gnas et Evi remonter dans leur
habitation et en faire trembler les murs. Je ne voulais pas devoir
affronter ce moment, et enfonçais ma tête sous l'épaisse
couverture. Je ne luttais pas et... Me réveillais plusieurs heures
plus tard, l'aube pointant timidement à l'horizon, se manifestant
par la fenêtre via de maigres rayons lumineux. Ma torpeur n'avait
pas été dérangée par les ébats de mes voisines, peut-être avais
je eu le sommeil trop lourd, peut-être avaient-elles fini par se
prendre la tête et que rien ne s'était passé. Je quittais
difficilement mon repaire duveteux, saisissais mon carnet de croquis,
et me dirigeais vers le palier.
Je
voulus m'arrêter et frapper à la porte des filles mais on
m'interrompit avant que ma main ne heurte le bois.
"Ne
les cherchez pas ici. M'annonçait une voix provenant d'en
dessous.
-Ah
bon ? Me penchais-je au-dessus de la balustrade, découvrant
la femme Hulote qui contemplait le brasier de la cheminée.
-Oui,
malgré le confort de nos chambres, vos deux amies ont préféré
profiter d'intimité, à l'extérieur de l'auberge. J'ai préparé
une infusion, en voulez-vous, ouh ?"
Je
ne lui répondais pas et descendais mollement pour la rejoindre
devant le foyer, je prenais place sur un confortable siège à ses
côtés, tandis qu'elle se munissait d'un joli bol en terre cuite, le
remplissait d'une généreuse louchée prélevée d'une marmite
fulminante, et me le tendait.
"Buvez,
cela vous fera le plus grand bien et vous empêchera de sombrer à
nouveau dans le sommeil.
-Cette
odeur... Je distingue de l'anis étoilé et... Une fragrance
m'échappait, je prenais une gorgée me requinquant, mais ne décelait
quand même pas l'ingrédient mystère. Qu'est ce qui donne
ce goût et ce parfum à votre boisson ?
-Oh,
vous avez raison pour la badiane, l'autre goût, ouh. Elle
quittait son assise, allait vers le comptoir et revenait, me tendant
un fruit rond de couleur bleutée. Le bleu-goussier est un
fruit qui ne pousse que sur cette île. Sa peau est comestible et
tonifiante, néanmoins, je vous déconseille fortement d'en manger la
chair. Vous risqueriez de devenir fou, ouh. Souriait-elle.
-Fou
? La questionnais-je.
-Oui,
consommer sa pulpe cause de graves hallucinations et il en va de même
si vous respirez longuement le pollen et les spores de sa fleur.
-C'est
donc le bleu-goussier qui rend l'air de la forêt toxique ?
-Entre
autres, ce n'est pas la seule espèce qui possède de telles
propriétés et qui dans cette forêt est au rendez-vous, ouh.
-J'ai
cru voir des rafflésies et des brugmansias. Lui
répondais-je.
-Vous
êtes connaisseur ! Ce sont, en effet, deux espèces qui se trouvent
aussi ici et qui participent à la dangerosité de notre luxuriante
sylve. Imaginez quand nous sommes arrivés ici, je voulais décorer
le lieu de quelques bouquets, quelle ne fut pas ma surprise que de
n'avoir récolté que des plantes vénéneuses ou empoisonnées.
Imaginez mon dégoût, ouh.
-Les
plus belles sont souvent les plus dangereuses. Lâchais-je,
philosophique.
-Souffrez
vous, ouh ?
-Oh
non je suis en pleine forme et ma santé va de paire.
-Je
parlais d'un chagrin d'amour. Me renvoyait-elle.
-Ah et
bien... Elle devait être drôlement clairvoyante pour avoir deviné
que ma phrase cachait quelque chose. C'est un peu compliqué. Me
limitais-je à lui répondre.
-Vous
voyagez beaucoup, ouh ?
-Je
n'ai toujours fait que voyager. Je ne sais pas ce que cela fait de
rester plus de deux semaines dans un lieu.
-Votre
amour est-il resté accroché à un de ses lieux ? Me
soufflait-elle habilement.
-Je
crois bien, oui. Quelque part ou à quelqu'un, plutôt. Avouais-je,
le cœur lourd. Mais cela me passera sûrement.
-Vous
ne devriez pas abandonner comme cela. L'amour n'est pas une sensation
floue, ouh. Si vous vous l'êtes, fiez-vous à votre âme, elle aura
toujours le dernier mot, et vous amènera à bonne destination; ne le
faites pas, et vous vous perdrez.
-C'est
facile à dire, elle et moi sommes si différents... Tandis qu'elle
possède une vie toute tracée devant elle, j'erre encore et
toujours, sans savoir là où j'irais le lendemain.
-Oh
mais nous sommes tous différents les uns des autres, les quelques
similitudes qui rapprochent deux êtres ne sont pas leurs plus
grandes forces. Bien qu'elles puissent les unir, ce sont leurs
divergences qui les forgent réellement.
-N'avez
vous donc pas toujours été tavernière et avec votre mari ?
-Ouh
ouh. Riait-elle. Non, bien sûr que non, avant de choisir
cette vie et de trouver mon bel oiseau, je faisais partie de la garde
d'élite de la déesse et impératrice Hul au sein de la
Cité-Perchée. J'aurais pu à ce moment de ma vie, imaginer qu'elle
était toute tracée. La suite me prouva que non.
-Que
s'est-il-passé alors ? Qu'est-il advenu pour que cela change ?
-La
vie, seulement la vie. Il ne suffit de rien d'autre pour que toute
chose prenne un tournant décisif. Se perdait-elle à son
tour.
-Pouvez-vous
m'en parler davantage ? Je serais curieux d'en apprendre plus.
-C'est
une très longue histoire. Peut-être devrais-je commencer par le
commencement. Avez-vous déjà entendu parler du siècle de la Grande
Nuit ?
-De
plus en plus ces derniers temps, mais cela reste flou. Je
préparais mon carnet avant d'être submergé d'informations.
-Laissez-moi
alors vous énoncer l'histoire de notre peuple, que l'on m'a moi
aussi contée. Avant la Grande Nuit, Mithreïlid était un continent
seulement peuplé d'humains cependant, treize personnes, hors du
commun et aux attributs physiques très différents firent leur
apparition à la veille de ce siècle de tourment. Ils étaient si
puissants qu'on les définit comme des dieux, chacun brillait et
inspirait les humains dans un domaine qui lui était propre : Hul
déesse de la Sagesse, Teïnelyore Déesse de l'Amour, Felicie Déesse
du Partage, Ygneul Dieu de la Force, Zelynor Dieu du Courage,
Halmcore Déesse de la Témérité, Galarya Déesse de la Nature,
Herylisandre Déesse de la Justice, Arcadya Dieu du Temps, Deyfard
Dieu du Feu, Nautilia Déesse des Océans, Botesquia Dieu des Sylves
et enfin Cyclion Déesse des Tempêtes. Je prenais des notes
rapides à ses mots. Ils ne tardèrent pas à fonder d'immenses
familles, mélangeant leurs aspects avec les Hommes, créant toutes
les races hybrides que comptent désormais Mithreïlid. Néanmoins,
l'amitié n'est pas l'alliée de la puissance, et aussitôt qu'assez
de membres de chaque race furent sur pied, ils partirent tous à la
guerre les uns contre les autres. La plupart des divinités
disparurent durant ce siècle, et certains de leurs peuples
respectifs avec elles. Hul survécut et érigea avec son peuple une
capitale près du Pic du Temps, qu'elle nomma la Cité-Perchée ou
Haute-Garde comme l'appelait les humains. Peut-être en as-tu déjà
entendu parler, mais ce n'est pas la seule à avoir construit sa
propre ville. Après la Grande Nuit, Teïnelyore, Herylisandre ainsi
que Nautilia en firent autant. Les deux premières s'entre-tuèrent
peu de temps après, tandis que Nautilia à son tour quitta la
surface de Mithreïlid. Je suis née il y a deux siècles plus ou
moins, notre Déesse, Hul, qui n'avait que faire des querelles et
malgré son infinie sagesse liée à son grand âge, n'imaginait pas
que l'on puisse venir nous défier. Malheureusement, il y a de ça
cinquante cycles, la guerre était à nos portes, et notre peuple,
plus instruit que guerrier, fut obligé de se rendre, tandis que
notre belle ville était à feu et à sang. Chargée de protéger
Hul, j'ai amené cette dernière avec d'autres gardes hors de nos
murs, ce n'est qu'après avoir atteint le Mont-Des-Cimes qu'elle nous
avoua avoir vu trop de morts et qu'avoir une vie si longue n'était
source que de peine. Elle nous supplia de l'abandonner et de vivre
paisiblement nos vies en faisant mieux qu'Elle. Nous n'eûmes pas le
choix, et tous partîmes dans différentes directions. Apres avoir
vécu dans différentes cités et villages, c'est en voyageant et à
cause d'une terrible tempête côtière; qu'après des années
d'errance et de voyage sans jamais avoir réussi à trouver l'endroit
propice pour vivre, j'allai décider de m'arrêter ici. C'est aussi
sur cette île, que je rencontrai un Hulote mal en point.
-Ghast
? L'interrompais-je, pour voir si j'avais bien compris.
-En
effet. Acquiesçait-elle. Lui avait été tavernier
dans notre ville d'origine, il m'en parla longuement et nous
décidâmes de nous lier, de construire ce lieu de repos, et d'y
vivre. Comme quoi, rien n'est décidé d'avance, et tout peut changer
subitement. Qu'en pensez-vous, ouh ?
-Avec
votre expérience, je ne peux qu'être d'accord. C'est juste dur de
voir cette distance autrement qu'une simple fatalité.
-Cet
amour, c'est pourtant votre choix n'est-ce-pas ? Me
demandait-elle compatissante.
-Oui. M'empressais-je
de lui répondre.
-Alors
apprenez que la fatalité ne vient que de l'extérieur. Elle ne
naît pas dans nos choix; si c'est votre volonté de la retrouver,
vous finirez bien à ses côtés. Ouh ouh.
-C'est
sûrement vrai. Ses mots m'avaient rassuré, ma cage
thoracique se desserrait. Et pour mes ailes ? Vous pensez
qu'elles pousseront un jour ?
-Ouh.
Alors ça c'est bien autre chose. Les Hulotes, très fiers et
gardiens de leur sagesse se mélangent peu de nature, et encore moins
avec des humains, qui sont la cause de la destruction de la
Cité-Perchée. Dans votre cas, je suppose que vous êtes l'exception
à la règle, et fatalement... Soulignait-elle. Je ne
sais pas. Elle me montrait mon carnet du bout des plumes. Si un jour
elles se développent, vous pourrez toujours l'écrire et l'histoire
retiendra qu'un demi-Hulote, a aussi les ailes qui poussent.
Cependant, il est certain que vous avez hérité de la sagesse de la
Grande Hul. Ouh ouh. Pouffait-elle.
-Si
vous le dites. J'espère avoir la chance de toujours pouvoir écrire
le jour où cela se produira.
-Peut-être
cela viendra-t-il quand vous aurez retrouvé votre promise. L'amour
donne des ailes après tout, ouh. Avançait-elle avant que
nous ne nous mettions à rire."
La
double-porte du vestibule grinçait, et apparaissaient l'une après
l'autre mes compagnes de voyage, se tenant par la main. Leurs
visages illuminés par deux sourires sincères et rayonnants. La
Hulote me donnait un coup de coude.
"Voyez-vous,
ouh. L'amour entre deux personnes si différentes et à la fois
partageant tant de ressemblances, ne les rend-elles pas si puissantes
à cet instant même ?"
Elle
avait raison, Evialg qui n'avait jamais vraiment l'air heureuse et
Gnas qui n'était jamais réellement sûre d'elle, avaient toutes
deux l'air guéri de leurs tares. Gna marchait devant Evi, la tirant
dans son élan et Evi, souriait comme je ne l'avais jamais vue le
faire auparavant. Toutes les deux étaient belles comme si je ne
m'étais jamais rendu compte de cette réalité inhérente à leurs
êtres. Peut-être que le divin se déploie en chacun de nous, dans
les moments où nous nous efforçons d'être au plus près de notre
nous intérieur, proche des sentiments qui animent vraiment nos pas
et qui éclairent nos décisions, en harmonie avec nos désirs les
plus forts et plus inaccessibles. Tout du moins, quand je les voyais
elles deux, ainsi scintiller de bonheur, c'est ce que je pensais
fermement.
"Bonjour,
ouh ouh. Nous mourrons de faim Noctalya, y-a-t-il de quoi manger
? Interrogeait joyeusement Evi.
-Les
nuits agitées creusent toujours autant à ce que je vois, ouh
ouh. Venait de rire notre hôte dont j'ignorais encore le
nom.
-Oui. Répondaient
Gnas et Evialg, à l'unisson et en rougissant.
-Noctalya
? Vos parents étaient-ils...
-Des
disciples de Nautilia ? Poursuivait-elle en ricanant.
Non, c'est une simple coïncidence, je suis née Effraie et tous deux
adoraient les océans. Je n'ai hérité que d'un nom entre les deux,
ouh ouh. Mangerez-vous aussi un bout, ouh ?
-Avec
joie. Cette longue discussion m'a ouvert l'appétit.
- Je
reviens vite à vous, ouh. Pimait-elle avant de disparaître
derrière une porte cachée près du comptoir.
-Tu as
vu ? Elle est chouette cette chouette. Rigolait Evi'.
-Je
dirais même qu'elle est incroyable. Sur-enchérissais-je. Et
leur literie n'en parlons pas, j'ai dormi comme un chat. Et vous ?
-Nous
? Elles se collaient l'une à l'autre, plantant leurs regards
effectivement si différents l'un dans l'autre, puis se retournaient
vers moi.
-Nous,
aucun lit ne nous aurait permis de si bien dormir. Lançait
Gnas.
-Rien
ne vaut ses bras. Continuait Evi', se glissant contre Gnas.
C'était...
-N'en
dites pas plus. Leur arguais-je, content pour elles.
Après je vais commencer à voir de drôles de choses."
Toujours
flottant dans les airs, notre petit-déjeuner nous était apporté,
déposé minutieusement devant nous, rapidement attaqué par notre
tablée.
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