Plus
jamais on ne m'y reprendra, plus jamais je ne me risquerai à
m'investir dans de telles aventures, à croire à tord à de telles
idées. Suivre une guerrière inconnue et amnésique ? C'est dans mes
cordes. Suivre un paratonnerre à la mort ? Je ne peux pas; et à
vrai dire, je ne peux surtout plus affronter chaque jour mon probable
trépas. Prenez deux êtres pensants, mettez les face à un
danger, l'un va y foncer tête baissée, l'autre se mettra hors de
portée; de pleine conscience, je suis le deuxième de ces deux. Je
ne me destine pas au combat, je ne voue pas un culte à l'adrénaline;
moi ce que je veux c'est survivre, et pouvoir témoigner de ce que je
vis et découvre. Au train de ces derniers jours, je ne donne plus
très cher de ma paire d'ailes.
Sans
parler de ce surcroît de violence, qui émerge jour après jour
d'Evialg. Elle ne doit pas s'en rendre compte, ni même imaginer
qu'elle puisse faire le mal. Là est la limite de sa justice, faire
payer le sang par le sang. Sauf que si elle continue, c'est le sien
qui se déversera, et sous les coups d'un autre fou amateur de
"justice". C'est peut-être même ce qu'il est entrain de
se passer là tout de suite. Mais qu'en saurais-je ? Hors de question
de retourner sur place. Que j'ai été épargné de l'explosion et du
souffle tient déjà du miracle. Je ne vais pas non plus chercher à
me faire poignarder ou éviscérer par le premier malade qui nous
tombe dessus. Non.
Le
"Nous" n'existe plus. Qu'elles foncent au casse-pipe,
qu'elles y restent même. Je n'en serais pas malade. Je n'aurais plus
à supporter leurs plaintes, ni à panser leurs plaies, plus à
essayer de comprendre l'autre écervelée, plus à suivre les états
d'âme d'Evi', qui de victime à bourreau ne comprend que la nuance
de celui qui tue ou qui est tué.
Je
grogne et je m'égare, cette forêt n'aura donc pas de pitié envers
moi, cette journée encore moins. C'était bien notre veine de nous
faire attaquer aussi, au milieu de cet amas pourrissant, de cette
forêt pour défroqués, de ce bosquet pour écureuils purulents. Mon
errance sans repère ne me rassurait guère, couplée aux hurlements
et cris féroces qui en avaient rompu le silence, je me retrouvais à
me demander si j'avais fait le bon choix. Celui de laisser toutes
seules les deux filles ou plutôt celui d'être parti ou tout
autrement m'être résigné à oublier que nos chemins aient pu ne
faire qu'un durant tous ces cycles.
Je
ne lui et leur dois rien, voilà ce qu'est la sagesse, s'abstenir
quand il le faut et rebrousser chemin quand l'avenir s'annonce
sanguinolent. J'incarne ça moi, pas la violence gratuite et le
besoin de répondre aux crocs par les crocs. On ne m'y reprendra plus
jamais.
Autour
de moi, la forêt s'était enfin éclaircie et sans savoir vers où
je me dirigeais, je savais que je n'allais pas tarder à la quitter,
cette maudite étendue boisée. Aucune bestiole ne semblait pointer
le bout de son nez, c'était peut-être ma veine, faire une mauvaise
rencontre ce serait avéré fortuit. J'ai perdu l'habitude de lutter
durant ces derniers mois; à suivre les deux bouchères, même une
route parsemée d'ennemis deviendrait une routinière balade. Mais à
quel prix : des membres arrachés, des destins brisés, des vies
prises... si là est la justesse d'un justicier, puisque Evialg s'y
identifiait, alors la justice n'existe pas, ou est faite d'un
paradoxe insensé : opposer survie morale avec trépas; et cela est
un concept qui me dépasse en matière de justice.
Qu'importe.
Me voilà seul et bientôt tiré d'affaire.
Malheureusement,
mon pressentiment de quitter cette sylve s'était avéré bien faux.
Les quelques rayons de soleil qui me semblaient annoncer la fin de
cette randonnée forestière, n'étaient que pure illusion. Des
arbres encore plus grands se profilaient au-dessus de moi, le tapis
de feuilles, s'était transformé en nid de racines, là où quelques
minutes auparavant la flore était luxuriante, certes, pourrissante
mais variée et dense; peu à peu était remplacée par des plantes
qui ne poussaient que dans les marais. J'avançais à une allure
assez soutenue lorsque mes pieds s'enfonçaient dans une matière
visqueuse et malodorante. A vue de nez, je venais de m'embourber,
dans un purin constitué de végétaux en décomposition, et à en
juger par les ossements de diverses tailles, un cimetière de
créatures sylvestres. L'atmosphère qui émanait de cet endroit
était lugubre, l'odeur était pestilentielle, la luminosité
baissait, et ne pas savoir où je posais mes semelles commençait à
m'inquiéter. J'avais par ailleurs la sinistre impression qu'on me
traquait à mon tour, c'était vraiment une mauvaise journée. Qu'est
ce qui avait bien pu nous convaincre qu'emprunter ce sentier touffu
était une bonne idée ? Sans réfléchir trop longtemps, je
considérais en parallèle la comparaison que je me faisais un peu
plus tôt, celle qui entendait que mes comparses étaient des aimants
à problème. C'était sûrement ça qui devaient attiser les
mauvaises décisions; au fond, ces deux bourrines devaient chercher
l'embuscade. Je maugréais, et me retrouvais les poignets dans la
vase, m'en extirpant difficilement. J'en avais marre, tellement
marre. Si encore, je me retrouvais dans une prairie verdoyante et
fleurie, pester de la sorte aurait été bien plus agréable, mais
là, non; bien sûr, je me retrouvais seul dans cet enfer putride.
Puis cette sensation d'être observé me donnait à présent la chair
de poule. Les cimes noircies par le manque de luminosité craquaient
et grognaient, rien ne vivait ici, si ce n'était moi, et ce détail
ne me rassurait guère davantage. J'espérais tomber sur quiconque
qui aurait pu m'indiquer la direction pour fuir ce dépotoir
gargouillant, mais toujours personne, et l'obscurité qui gagnait en
ampleur. Je m'arrêtais sur une souche à moitié noyée dans la
boue, m'essuyais frénétiquement les mains, en regardant dans tous
les sens, désormais envahi par la paranoïa. Je glissais mes doigts
puants dans ma besace et y saisissais une des flasques à mouche de
feu. Je la secouai nerveusement, réveillant son habitant, dont une
puissante lumière émana, faisant ramper les ombres loin de moi. On
ne pouvait vraiment que compter sur soi-même; et les filles qui se
moquaient de mes captures, il n'empêche que sans cette bébête,
c'était moi l'insecte et j'étais pris dans une bien dangereuse
toile. Cependant, bien que débarrassé de cette noirceur morbide,
l'air devenait de plus en plus lourd, je commençais à suffoquer.
Peut-être allais-je finir ici, dévoré par la faune ignoble qui se
doit se terrer sous l'épaisse couche de cette tourbière. Pas
question, pas question de finir aussi bêtement.
Je
me mettais à regretter tout ce que j'avais dit, si les deux sauvages
étaient là, elles sauraient sûrement comment se dépêtrer de ces
miasmes, et n'auraient sûrement pas aussi peur. Mais je n'étais pas
seulement un être apeuré, je devais aussi à mon tour braver mes
frayeurs et être meilleur. Meilleur que moi-même. Courir, je devais
courir, à m'en couper le souffle, quitte à tomber, je me relèverai,
et poursuivrai ma course effrénée. J'allongeais donc ma foulée,
sautillant au dessus des bûches, me rattrapant à tout ce qui
passait à portée de mes mains, tant que la profondeur n'augmentait
pas, je pouvais continuer. Je glissais, me retrouvais la face dans
cette horreur gluante, mais je n'avais pas le temps de me nettoyer,
j'hissais le front et fonçais, encore, encore, toujours plus vite.
La lueur dégagée par la bestiole faiblissait, heureusement, face à
moi, un rideau crémeux apparaissait, j’accélérais, aussi vite
que mes petites jambes me le permettaient. Quelques derniers mètres
à patauger dans ces miasmes, et enfin, je sentais du dur sous mes
pieds, devant mes yeux, la lumière reprenait ses droits, laissant
peu à peu la pénombre derrière moi. Enfin, j'atteignais un
bosquet, un puits de jour dans cette nuit qui me semblait avoir été
d'une durée infernale, je m'effondrais au sol, passais mes mains
compulsivement sur mon visage, ôtais la substance brune qui me
recouvrait la peau. J'étais sauvé, je ne finirai pas en bouillie
pour charognards. Je me perdais dans les nuages qui jonchaient le
ciel, pour une fois, j'étais content de les voir, ces moutons
volants. Je m'étirais, soulagé, et fermais même les yeux, je
savourais le semi-silence que des grigris parsemaient, enfin délesté
des gargouillis du marais. J'avais besoin d'une sieste, d'une grande
sieste.
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