Loin
des plaines verdoyantes de Mithreïlid, un désert régnait sur les
hauts plateaux, au plein cœur des territoires hostiles. Du sable à
perte de vue, pas un signe de vie et quelque part en son sein, un
Temple, apparaissant au gré des siroccos.
Cette bâtisse, j'en étais moi-même partie, drapée dans des guêtres alors trop longues pour ma taille chétive, encombrée d'un sabre trop lourd pour mon petit gabarit, j'avais peut-être décidée à tort de braver cet isolement forcé. Mais à quand cela remontait-il ? Je me souviens seulement avoir toujours affronté les vents irritants, la chaleur cuisante; je me rappelle aussi m'être perdue dans cette étendue sableuse, m'être heurtée à des dunes immenses qui, pas après pas, jour après jour, me semblaient devenir plus petites, alors qu'en fait, c'est moi qui grandissait, emprisonnée dans une cage sans barreaux. Alors je marchais, sans arrêt, sans trouver la voie de sortie, sans jamais croiser qui que ce soit.
Sans que les paysages n'aient changé, moi, j'avais évolué. De petite fille fuyarde, j'étais devenue une jeune femme errante. Je ne comptais plus les cycles solaires se succéder, et ne savais pas si un jour je parviendrais à quitter ce désert.
Depuis
plusieurs semaines, j'errais sous ce soleil de plomb, j'étais juste
une ombre qui progressait, seule et abandonnée. Un vent plus chaud
que d'accoutumée asséchait davantage l'étendue aride et vide. Des
gouttes de sang coulaient de mes doigts, se mélangeant avec le sable
brûlant, défilant sous mes pieds depuis ce qui me semblait être
une éternité. Chaque seconde passée dans ce désert était plus
monotone que la précédente. Mes pieds s'enfonçaient mollement dans
le sable, ma cape et ma chevelure flottaient au gré du souffle
ardent, la sueur ruisselait inlassablement de ma tête à mes
pieds, tant de choses en mouvement autour de moi et pourtant, je
n'avais pas l'impression d'être vivante. Seule la sensation de faim
me rappelait que j'étais encore belle et bien en vie. Mon
ventre lui, hurlait depuis de nombreux jours, cependant, ce n'était
pas de nourriture que j'allais me rassasier, je ne savais même pas
si j'avais déjà mangé autre chose que ma propre chair.
Je
m'arrêtais et m'asseyais sur une pierre se trouvant près de moi,
plongeant la lame de mon sabre dans le sable. Je me passais la
main dans les cheveux, et y récupérais une dague, que j'y
dissimulais en permanence.
Je l'empoignais de la main droite et me lacérais à trois reprises l'autre bras. La pointe de la lame traversait ma peau, déchirant toutes les épaisseurs de ma chair, son tranchant atteignait une artère et provoquait une importante hémorragie dans mon avant-bras. Je jubilais de plaisir, je sentais mon corps frémir, je savourais la caresse d'un frisson parcourant mon dos. Mon sang giclait maintenant abondamment de la plaie. J'avançais ma bouche de la coupure principale, plongeais ma langue dans l'ouverture et en buvais toutes les effusions sanguines, je me dévorais. Je savais que je ne me nourrissais pas, mais cette goulée avait une saveur exceptionnelle. Ma gorge était inondée par le liquide vital. Je m'affaissais en arrière, chutant de la pierre sur laquelle j'étais assise, le souffle haletant, le plaisir noyant mon crâne, laissant mon corps se soumettre à l'extase.
Je me demandais souvent dans ces moments d'abandon, d'où je venais, ce que je faisais ici, si j'allais un jour réussir à quitter le désert. Je recherchais mes origines au-delà du Temple, je voulais savoir qui pouvais-je bien être. Dans ces temps de méditation, je fermais les yeux et distinguais parfois une pierre pourpre, de laquelle coulait une substance aussi rouge que mon sang. Cela ne m'aidait en rien, et mes transes s'évanouissaient trop vite. Je restais sans réponse.
J'ouvrais
les yeux, m'asseyais en tailleur et reprenais mon souffle. Je
recouvrais par la suite mes doigts du liquide cramoisi, dont je me
servais pour dessiner sur mon corps. Je me relevais, décorée
de nouveaux tatouages, saisissais le pommeau de mon sabre et
replongeais la dague dans mon épaisse chevelure sale. Je me
remettais en marche.
Quelques
heures passaient, la nuit reprenait tous ses droits, la nue
s'éclaircissait de milliers de perles scintillantes, je m'écroulais
dans le sable, levais les yeux, et laissais le ciel nocturne me
parler. Cette nuit-là, un amas d'étoiles avait attisé ma
curiosité, il en émanait une forte lumière ; s'en suivait une
chute de ces perles, et moi je voulais voir si elles allaient
s'écraser derrière l'horizon que je percevais. Je me relevais et me
mettais à courir, sans idée de ma destination, j'essayais de les
suivre, jusqu'à en perdre haleine. L'aube me rattrapait rapidement,
tandis que les étoiles, de moins en moins lumineuses, continuaient
leur descente sur notre Monde, et sans que je ne puisse les
atteindre, le désert semblait, enfin avoir une fin.
Des
nuages venaient voiler le ciel et le soleil matinal. Les premiers
hameaux se profilaient à l'horizon, alors que la nue s'obscurcissait
de plus en plus. Le sol sous mes pieds se durcissait, et je laissais
derrière moi les montagnes de sable qui m'avaient vue grandir.
J'avançais
désormais en terre inconnue, attirant l'attention des regards peu
discrets des personnes que je croisais. A la sortie d'un village
quelconque, je rencontrais finalement un groupe animé par une grande
panique, se précipitant à l'inverse de ma direction. On me hurlait
de fuir, pour échapper à une bataille qui faisait rage non loin
d'ici. Le mot bataille sonnait à mes oreilles comme un terme
familier, sans que je ne l'ai pour
autant jamais
entendu. Je ricanais à voix basse, ne rebroussant pas chemin,
suscitant l'incompréhension de ces derniers. Après plusieurs années
passées dans un désert, toute activité, quelle qu'elle pouvait
être, serait forcément passionnante. Je continuais donc mon chemin,
accélérant le pas, me réjouissant de pouvoir enfin apaiser mon
ennui. Plus j'avançais, plus j'avais l'impression que
l'atmosphère se chargeait en violence et en douleur, l'odeur du sang
et de la flore environnante se mélangeaient, et mon cœur,
anormalement battait de plus en plus fort. Je scrutais maintenant des
paysages détruits, le sol retourné et battu, comme si des milliers
de personnes étaient passées par ici. Ma course était arrêtée
par deux hommes, lourdement équipés, ils m’interpellaient.
"Halte,
civile, pour votre sécurité, vous devez stopper votre périple
ici. Me
braillait-on.
-Comment
ça ? Répondais-je.
-Nos
troupes sont entrain de lutter contre l'ennemi venant du Sud, les
morts s'empilent et nous ne souhaitons pas être dérangés par des
civils.
-Je
ne comprends pas. Je
ne comprenais vraiment pas.
-Elle
est bouchée celle-là ? Soufflait
l'un des deux, se frappant le front. Écoutez,
vous avez l'air bien gentille, trop pour aller plus loin en tout cas.
Les manœuvres militaires
que nous effectuons nécessitent champ-libre. Alors ne faîtes pas
d'histoire et repartez.
- C'est que... Je levais les yeux au ciel, faisant le point sur ce que j'avais compris. Si je suis méchante, je pourrais passer ?
- C'est que... Je levais les yeux au ciel, faisant le point sur ce que j'avais compris. Si je suis méchante, je pourrais passer ?
-Non
ce n'est pas ça... L'homme
avait l'air médusé par ma réaction. Par
gentille, il entendait faible, inapte au combat.
-Ohlala...
Vous ne pouvez pas utiliser des mots plus simples ? Ça serait
plus facile pour moi, je ne comprends vraiment rien là. A
ces quelques mots, les deux se regardèrent et levèrent les
yeux au ciel. Inapte,
main d’œuvre militante... C'est nouveau pour moi tout ça.
-Manœuvres
militaires. Me
reprenait-on, avec de l'agacement dans la voix.
- Oui
voilà, ça.
-Bon
écoutez, on va vous laisser passer, je pense que nous perdons notre
temps de toute façon, à essayer de vous faire comprendre ce qu'il
se passe. Vous, les intellectuels, il vaut mieux vous laisser à
l'action je crois.
-
Je suis une intellec-truelle, trop bien ! Place à l'action, alors
! Criais-je,
toute contente.
-C'est
ça oui, c'est ça, intellectuelle."
On
me laissait donc passer, tandis que moi, j'étais fière d'être une
intelle-cruelle, ou je ne sais pas quoi. Je traversais une colonnade
de tentes abritant des hommes tantôt vivants et d'autres beaucoup
moins. Tout le monde semblait un peu nerveux, on me dévisageait, on
me toisait, j'avançais, sans me poser de question. Le campement
semblait prendre fin, et une colline offrait alors la réponse à mes
yeux. Une bataille : c'est plein d'hommes en armure qui se
battent les uns contre les autres.
Les
premiers bruits de chocs métalliques sillonnaient l'air. Au sol
jonchaient les premiers cadavres, la plupart en lambeaux… Ici avait
lieu une vraie boucherie. L'adrénaline brûlait en moi, je
n'arrivais pas à me contenter de juste regarder, mon sabre vibrait
étrangement, était-ce l'appel de la bataille ? Sans plus attendre,
je dévalais la butte sur laquelle je surplombais cette mêlée
générale, je glissais et atterrissais dans la boue et les cadavres.
J'étais
presque au centre des combats, à ma droite des soldats en noir et
rouge, à ma gauche d'autres en vert et blanc. Je me relevais,
saisissais le pommeau de mon arme, je devais à présent surveiller
où je mettais les pieds, sous peine de trébucher. Il me fallait
trouver le centre de cette merveilleuse mêlée. Je sautillais,
prenant plus gare aux morts qu'aux vivants.
C'est à cause de cette inattention, que je sentais soudainement, la pénétration d'une flèche dans mes côtes -je me mordais les lèvres-, puis les perforations de deux lames, respectivement dans mon thorax et dans mon ventre -mon souffle se coupait, puis accélérait-. On me mettait un grand coup de pied dans le dos, m'enfonçant davantage sur les armes -mes mains tremblaient, mon sabre m'échappait. On me projetait au sol, où je recevais la visite d'une autre épée, cette fois-ci dans le flanc -le plaisir m'envahissait alors sans limite-, se glissant entre tous mes organes vitaux. Je n'en pouvais plus, et finissais par crier : « Quel pied, donnez m'en encore ! »
Un
homme me saisissait par les cheveux et me soulevait du sol, sa
deuxième main percutait mon corps. Je ne prenais plus assez de
plaisir, c'était désormais à moi de guider cette danse.
Nos
yeux se croisaient, je lui crachais un amas ensanglanté au visage et
lui rendais son coup de poing en lui broyant la face, il me lâchait.
Je
devais maintenant extraire de mon corps, toute la ferraille qui y
avait été enfoncée. C'est
sous le regard subjugué de tous les adversaires autour de moi, que
j'arrachais une à une les pièces d'arsenal qui avaient traversées
ma chair, laissant le sang jaillir en grande quantité autour de moi;
les soldats, devant ce spectacle déroutant, se reculaient de
quelques pas. Je me passais la main sur le visage, je songeais
maintenant à chaque goutte du précieux liquide qui tâchait le sol
de ce champs de bataille. J'avais l'impression que peu importe qui
l'avait perdu, tout ce qui détrempait la terre était désormais
mien. Je me concentrais, le terrain trémulait et l'air crépitait,
ne sachant pas comment réagir, les soldats sous l'effet de surprise,
lançaient tous les projectiles et armes qu'ils avaient à leur
portée, traversant de part en part mon corps, sans même que je ne
sente quoi que ce soit, le liquide couleur rubis, continuant de plus
belle à se déverser. L'extase s'offrait à moi, elle inondait de
nouveau mon corps. J'avais l'impression que chaque goutte écarlate
venait à moi, comme si j'étais un océan et que chacune des plaies
ouvertes étaient des fleuves directement reliés à moi.
"Tout
ce sang, tout ce sang... IL EST A MOI !" Hurlais-je.
La
mare à mes pieds bouillait et finissait par s'élever dans le ciel.
Elle se transformait en un serpent sanguin gigantesque. Mes yeux
devenaient les siens, et mes dents se retrouvaient dans sa gueule.
En
possession de ma matérialisation, je me ruais sur tous les soldats
aux alentours, les broyant sous mes morsures, brisant leurs corps de
ma constriction. Je voyais rouge, lancée dans le carnage, je
n'arrivais plus à m'arrêter ! Je jubilais à l'idée de pouvoir les
massacrer, de pouvoir agrandir ma créature de leur sang, de pouvoir
m'en couvrir le corps ! Plus je les dévorais, plus le serpent
grandissait et plus il ressemblait à un dragon. Plus, plus, plus,
j'en voulais plus !
Cependant,
arrivait un moment où j'ouvrais les yeux, reprenais conscience de ce
qui m'entourait; plus un homme n'était encore debout. Je me
dissociais de l'animal gigantesque qui s'enroulait telle une bête
domestiquée autour de moi. Le lieu était recouvert de cadavres et
des membres étaient éparpillés partout.
Il
n'y avait plus rien, ou presque plus rien. Seule une silhouette
arborant deux immenses ailes blanches, était entrain de courir dans
ma direction. Je n'avais pas une seconde à perdre. J'empoignais mon
katana et me mettais à sprinter droit vers ce soldat ailé.
J'envoyai
mon serpent à l'assaut de cet ultime combattant. Le monstre traversa
l'air, soulevant tout sur son passage. La terre et les pierres
s'envolèrent, l'air se mit à brûler, les nuages se noircirent. Le
reptile fondit sur le guerrier solitaire, écrasant sa charge avec
rage, poussant un hurlement infernal. Un éclair blanc déchira le
ciel et repoussa d'un coup ma matérialisation, la
faisant disparaître dans une immense explosion.
Une
créature semblable à la mienne, mais pâle fonça droit sur moi,
bien trop vite pour que je ne puisse réagir correctement.. Malgré
la parade que je tentai, le poids du dragon m'écrasa au sol. Je me
retrouvai aplatie et me relevai avec grande difficulté, constatant
que mon propre sabre se retrouva planté dans mes entrailles à cause
du choc. Je me vidai abondamment, et garder les yeux ouverts devint
subitement compliqué.
Tandis
que l'immense créature me refit face, je retirai l'arme de mon
corps, la plantant à mes pieds, et attendis que le monstre ouvrit
ses crocs sur moi, je lui saisis la mâchoire, pour la lui
déchiqueter, il s'effondra, disparaissant à son tour. Je criai de
rage, submergée par la douleur rongeant ma chair. Je repris mon
arme, imbibant son pommeau de l'épaisse substance rouge. Une paire
d'ailes de sang se dessina derrière moi, mon appui s'arracha sous
mon bond. Pour une première et peut-être dernière fois, je fus
conquise; se battre, quelle joie !
Je
m'élançai sur la silhouette humaine, cependant, tout se passa trop
rapidement. Je vis une chevelure rose balayer le vent, la
femme ayant auparavant ôté son casque.
Je sursautai pour asséner un coup direct à mon opposante, mais elle
se contenta de faire un pas de coté, esquivant mon attaque frontale,
et me déchiqueta l'abdomen sans peine, d'un tour de bras.
Je
tombais, épuisée, hurlant de souffrance, j'allais me noyer dans mon
sang, alors qu'un coup de pied venait de me soulever de la terre, me
faisant atterrir sur le dos. Je vomissais du sang en grande quantité.
Mes yeux s'entre-fermaient, j'expirais difficilement.
"Fini
l'ennui." Soufflais-je,
fermant sereinement mes paupières.
La
paire d'aile lumineuse s'effaçait lentement. Je perdais
connaissance. Je ne le savais pas encore, mais mon histoire allait
commencer ici, aux pieds de cette femme que je n'avais pas réussi à
vaincre, et qui allait sûrement me laisser pour morte.
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