Je
me souvenais de l'ennui que j'avais vécu lorsque Tne' et Evi'
m'avaient forcé à les suivre sur ces chemins de campagne
interminables, je me rappelais que j'avais pu jouer avec les pierres
qui jonchaient les sentiers de terre battue. Mais dans cet escalier
sans fin, je m'impatientais et trépignais, à devoir supporter les
regards figés de cette folle narcissique, qui recouvraient tous les
murs encadrant cet assemblage de marche. Je ne pouvais en plus ne me
blâmer que moi, j'étais celle qui avait érigé ce bâtiment, mais
qu'importe. Ce manque cruel d'activité allait bien vite laisser
place à de l'action. Nous avions brandi nos armes avec Evi', tandis
que nous étions entrain de fouler le tapis ignoble qui masquait le
sol en pierre, et face à nous trois, la double porte de la salle
dans laquelle se terrait Irasandre, trônait et n'attendait qu'une
chose... Que je la démolisse avec fracas. Je tenais tout de même à
soigner mon entrée, c'était le moment de bien faire les choses.
J'empoignais mon sabre d'une main que je dissimulais derrière mon
dos, et toquais fermement contre le bois sombre.
"Ira...
Je me reprenais. Dame Irasandre, j'amène votre thé. La
réponse ne me parvenait pas immédiatement.
-Je
n'ai rien demandé, qu'on me laisse tranquille. Me répondait-elle
finalement, sa voix étouffée par l'obstacle en bois.
-Tant
pis !"
J'assénais
un coup puissant de la paume de ma main disponible et comme je le
souhaitais quelques instants plus tôt, fracassais la porte qui
s'envolait en miettes. J'avançais sereinement, derrière le nuage de
débris, apparaissait la fameuse Irasandre qui venait de sursauter,
son visage marqué par la surprise; l'usurpatrice était accompagnée
d'une jeune femme évanouie, qui par des liens magiques était
retenue, maintenue en lévitation. Les yeux furieux de la Reine
n'avait pour l'instant croisé que mon regard, Evialg se dissimulant
derrière moi, et Tne' sûrement encore caché par la poussière.
Cependant, je remarquais que son visage était caractérisé par les
mêmes globes blancs que ceux d'Evi, le contour de ses yeux était
terni par la rage, ces derniers infusés d'une crainte nouvelle.
"Je
dérange, j'imagine ? Gloussais-je.
J'aurais bien voulu annoncer ma présence autrement qu'en défonçant
la porte, mais dans cette horreur esthétique qu'est le mobilier de
l'étage, il n'y a pas de cloche. Puis si j'avais envoyé un pigeon
depuis le rez-de-chaussée, il se serait sûrement arrêté au palier
où tous les gardes roupillent, entre pigeons... Vous comprenez.
-Oh,
je ne sais pas pour qui tu te prends, gamine, mais oui tu me
déranges. Mais cette déplaisante plaisanterie va vite cesser. Je ne
sais pas qui tu es, je ne sais pas non plus comment tu es arrivée
jusqu'ici, et je ne veux même pas le savoir. Une aura mauve
l'entourait à présent. Je te...
-Teu,
teu, teu. Je la coupais. C'est marrant quand même de pouvoir
se sentir chez soi, quand on est seulement un escroc, capable de
voler une ville entière, et d'en usurper le trône. Bonjour la
conscience.
-Non
mais tu ne sais pas à qui tu causes toi...
-N'inverse
pas les rôles. Je l'interrompais à nouveau. Irasandre, fille
d'Hérylisandre la Sombre et mère d'Evialg. Moi, je sais très bien
qui tu es, Usurpatrice. À mes mots sa posture se modifiait, et la
stupeur qui se lisait déjà sur sa face, grandissait. Allez je
vais te donner des indices pour essayer de deviner qui je suis. Le
premier : je suis accompagné d'une teigne de petite taille, mais ça
ne va pas beaucoup t'aider, je suppose. Tne' me rejoignait en
maugréant, cela ne déclenchait chez Irasandre aucune réaction.
Je t'en donne un second : je fais régulièrement l'amour avec, et
suis amoureuse de ta fille. Evialg, à son tour prenait place à
mes côtés, cette fois-ci, décimant l'expression faciale de la
Reine. Bon ça ne doit pas te suffire ça non plus. Le dernier
sera le bon, j'en suis sûre. Je brandissais devant moi Masamune.
Dernier indice, donc : c'est moi qui ai tué ta mère.
-Teïnelyore
?! Hurlait-elle. Mais c'est impossible. Les prêtres du temple
devaient...
-Me
sceller à tout jamais dans une vieille bâtisse en ruine, au fin
fond du désert ? Oh je crains qu'ils aient eu un petit
problème entre temps.
-Puis
toi ! Elle dévisageait désormais Evialg. Je croyais m'être
débarrassée de toi une bonne fois pour toute !
-Et
bien non, mère. Le visage pâle d'Evialg rougissait et ses yeux
vides laissaient s'échapper des larmes de colère et de tristesse,
engendrées par la cruauté dont Irasandre faisait preuve. Vous
avez encore une fois raté votre coup.
-Pourtant
ce sortilège devait t'amener à la mort !
-Et il
l'a fait. Il m'a ramenée à l'endroit où je suis morte pour la
première fois. Mais ça vous n'en saviez rien. Trop d'années ont dû
passer entre le moment où vous m'avez livrée à vos propres
soldats, pour qu'ils me souillent et me rendent folle, comme vous.
Sauf que moi, je n'avais pas assez de force pour supporter être
devenue un monstre. Vous m'avez fait tuer des milliers d'innocents
dans l'espoir que je devienne aussi pourrie de l'intérieur que vous
ne l'êtes ! Elle pleurait, reprenait son souffle et poursuivait.
Sauf que j'ai préféré mettre fin à mes jours à ce moment-là,
plutôt que de supporter devoir vivre avec tant de regrets. Nous ne
gérons pas tous la folie de la même manière.
-Je ne
suis pas folle ! Venait de crier Irasandre en faisant voler
parchemins, feuilles et flasques d'une brassée furieuse. Tu n'as
juste pas compris quel était le dessein qui t'était destiné !
-Servir
de cobaye pour essayer d'atteindre la vie éternelle ? Être
sacrifiée dans le but de vous faire gagner quelques années de vie ?
L'interrogeais-je. Si tu ne te penses pas folle, c'est que tu
l'es encore plus que tu ne veux l'entendre. Moi qui me croyais
idiote, je le suis bien moins que toi.
-Je me
souviens de toi maintenant Teïnelyore. Je me souviens de ton
impétuosité. Tu es arrivée accompagnée de cette maudite fouineuse
d'Hul, le jour où nous allions enfin avec Mère réussir à obtenir
ce que nous convoitions. Après ça, nous avons perdu la confiance de
tous nos alliés, tous nos appuis politiques nous ont abandonnées.
Notre ville a été incendiée. Tout ça c'est de ta faute et de
cette stupide déesse oiseau !
-Tout
ça est de votre faute à vous. Venait de lâcher Tne' d'un ton
sec. Vous commettez le pire des crimes et souhaiterez ne pas en
payer le prix, vous devriez vous sentir heureuse de ne pas déjà
avoir été pendue pour cette ignominie. Moi qui ne suis pas
belliqueux de nature, je ne vois pourtant que cela pour éradiquer la
source purulente de pestilence que vous incarnez. Vous n'êtes qu'un
déchet vivant.
-Misérable.
Vous êtes tous les trois pires que moi, vous oubliez que je suis une
Déesse. Cet affront vous coûtera tous la vie. Elle exécutait
rapidement un mouvement de main, déclenchant un hurlement strident
chez la femme qui jusque là semblait évanouie, tandis que des flux
noirs la quittaient pour rejoindre Irasandre, dont l'aura magenta
virait au rouge. Je vais mettre fin aujourd'hui même aux
dernières sources de résistance que Mithreïlid peut m'opposer, le
chaos sera la lumière de ce continent !"
La
Reine Sombre chuchotait quelques chose tandis que deux miroirs
apparaissaient face à Evialg et Tnemesnap, desquels un double de
chacun d'eux jaillissait, leur seule différence étant l'éclat
pourpre et mauve qui en émanait. Le même éclat qui brillait le
jour où Evialg avait pris l'apparence d'un dragon. Une fois les
copies maléfiques complètement matérialisées, les glaces
chutaient au sol et se fracassaient en milliers de bouts tranchants.
Les jumeaux pourpres se jetaient à l'assaut de Tne' et d'Evi' ; moi,
je ne perdais pas un instant et fondais sur Irasandre, lame tirée,
cette dernière venait de faire apparaître une paire d'ailes
desquelles provenaient un son épouvantable, et dans ses mains, une
faux qu'elle faisait tournoyer à grande vitesse. Je stoppais ma
charge, et sans avoir à me concentrer, je laissais à mon tour mon
dos s'ouvrir, duquel allaient éclore deux ailes griffues dont
l'aspect me faisait penser à celles d'un dragon. Nous foncions
l'une sur l'autre, mon arme bloquant le mouvement et le sifflement de
la sienne, créant chez elle un moment de panique, je profitais de
l'occasion pour attraper mon opposante et l'envoyer en direction du
plafond qu'elle traversait dans un vacarme assourdissant. D'une
impulsion, mes ailes toutes neuves me propulsaient puissamment dans
les airs, je me posais sur le toit face à l'usurpatrice qui se
relevait. Au dessus de nous, l'orage grondait, tandis que nous
surplombions toute la cité, perchées à même les tuiles du sommet
de la tour.
"Allez
ma vieille, ta vie va bientôt s'achever, tu as plutôt intérêt à
tout donner si tu ne veux pas finir en bouillie sous Masamune.
Pouffais-je.
-Je ne
sais pas ce qui te rend si sereine que ça. Comme si tu pensais être
mon égale.
-Tu te
trompes. Je ne suis pas ton égale. Je te suis supérieure.
-J'aimerais
bien voir ça."
Sans
prévenir elle m'attaqua en faisant tournoyer sa faux bien plus vite
que dans la pièce, elle tenta tout d'abord des assauts frontaux mais
je la repoussai sans aucun effort, elle essaya ensuite de s'approcher
de moi en disparaissant dans des nuages sombres qu'elle invoqua
rapidement. Malgré sa ruse, je décelai à chaque fois ses
mouvements, trop affairée à viser mes angles morts, elle oublia de
maintenir sa garde. D'une frappe verticale qu'elle para
maladroitement, je lui fis re-traverser le plafond mais dans l'autre
sens cette fois-ci, cela entraîna l'effondrement du toit déjà
vacillant sous notre affrontement. Nous nous écrasâmes dans une
pièce voisine à la précédente. Je ne lui laissai aucun répit et
à l'aide d'un coup de coude, l'éjectai assez fort pour faire voler
le mur amortissant son envolée, en éclats.
J'allais
la poursuivre dans sa chute, mais constatais du sang coulant dans ma
manche, sauf que c'était le mien et pas le sien; elle avait la peau
dure la vieille.. Sauf que si sa stratégie était de me faire
saigner, c'était une bien mauvaise idée. A la vue et au goût de
ces quelques gouttes, dont je me repaissais actuellement, je me
sentais encore plus déterminée que quelques secondes plus tôt.
Je
fis trois pas en arrière et me mis à courir en direction du trou
tout juste fait dans la pierre, je sautai tête la première et
dépliai mes ailes. La sensation de l'air courant sur mon visage fit
grimper mon adrénaline.
Irasandre
se tenait sur le rebord de la corniche, et tandis que je profitais de
ce ressenti unique pour faire quelques acrobaties aériennes au gré
du vent, cette dernière faisait pleuvoir la foudre en ma direction.
J'esquivais les décharges les unes après les autres, tournant dans
les cieux sans m'arrêter, à dire vrai je ne savais pas comment me
stopper, peut-être devais-je simplement cesser de planer et trouver
comment battre des ailes. C'était comme apprendre à se souvenir
d'un nouveau membre.
Je
compris comment me servir de cette nouveauté, et après quelques
problèmes de coordination, je m'envolai à tire d'aile en traversant
la mer de cumulonimbus ; après avoir atteint une certaine
hauteur, je plongeai en piquet à l'aveugle vers l'endroit où
Irasandre s'était postée auparavant. La brume ténébreuse fut
soufflée par ma vitesse, ma proie tenta une fois de plus de me viser
pour me couper net dans mon élan, mais sans résultat. J'arrivai à
son niveau, et lui portai un coup terrible, cisaillant sa faux et un
de ses bras, laissant une gerbe de sang violette jaillir, je tirai
profit de ma rapidité, et exécutai un tour rapide pour lui fondre
une nouvelle fois dessus. Sa main valide opposa une maigre
résistance, cette dernière munie d'une rapière qu'elle dut avoir
invoquer pour essayer de se protéger. Je lui emportai son dernier
bras sans difficulté, et ouvrai en grand mes ailes juste après, me
permettant de faire un demi-looping immédiatement au-dessus d'elle,
et de lui retomber dessus, le sabre tendu. Les hautes salles de la
tour furent coupées en deux sous le poids de mon attaque, alors
qu'Irasandre et moi détruisîmes deux planchers consécutifs avant
que notre descente précipitée, ne fut contenue. Je retirai mon arme
des lattes de bois puis de son corps brisé, puis me reculai de
quelques pas de la Reine.
Sa
bouche était grande ouverte, elle agonisait, tandis qu'un épais
liquide mauve fuyait abondamment de ses moignons. Elle vacillait.
"Il
m'aura sûrement fallu deux vies pour le comprendre ma vieille. Mais
les magiciens, ont tous un point faible. Gloussais-je.
Pas de bras, pas d'abracadabra.
-Et tu
te crois maline ? Tu as pensé à tes compagnons ? Si ils ne s'en
étaient pas sortis ?
-Oh
euh... Je n'avais pas pensé à eux.
-Et
bien. Je ne m'étais jamais battu auparavant, mais en fait c'était
surfait ; ce n'était pas si difficile que ça finalement.
Lançait Tne', je levais alors la tête, apercevant deux étages
au-dessus, son visage dépassant du trou percé à même les
planches.
-Tu ne
vas pas le croire Gnas ! La douce voix d'Evi s'entendait aussi.
C'est Tne' qui m'a aidée à vaincre mon double. Attention
derrière toi !"
Sans
m'en rendre compte, une lame s'était formée à partir de la flaque
mauve et m'avait perforée l'abdomen. Puis une seconde fois. Je me
retournais vers Irasandre qui souriait narquoisement. Je laissais
tomber mon sabre, mes ailes disparaissaient, puis je m’affaissais
au-dessus de la Reine Sombre, qui elle, était toujours dos au sol,
riant de sa réussite. Je feignais d'être à bout, rapprochant mon
visage du sien. Puis je lui assénais une dizaine de frappe, heurtant
violemment mon front contre le sien, suffisamment pour qu'enfin
j'entende un craquement sinistre provenant de son crâne.
"Tu
commets exactement la même erreur que ta mère, il y a bien
longtemps. Me percer le ventre, ça ne me fait ni chaud, ni froid. Je
relevais les yeux.
Tne' ! Insecte ! Hurlais-je.
-Quoi
!? Tu n'as pas autre chose à faire que de m'insulter là tout
de suite !?
-Mais
non !! Idiot. Envoie moi un insecte !
-Ah
oui !"
Quelques
instants après, une flasque dégringolait, je la récupérais avant
qu'elle heurte le sol. Je me hissais et récupérais mon sabre. Je
contemplais cette maudite Irasandre, dont le sort allait bientôt
être décidé.
"Franchement,
décimer tout un continent pour la vie éternelle. Tu ne crois pas
que c'est stupide ? De toute manière, tu n'en aurais pas été
digne. Tu as un dernier mot à dire ? Soupirais-je.
-Ils...
Ils sont réveillés... Ils sont réveillés. Elle peinait à
parler. Si je... Si je ne peux pas semer le chaos, ils le feront.
Suffoquait-elle.
-C'est
bien ce que je me disais, recevoir des coups de tête, ça n'arrange
pas ton cas ma pauvre.
-Les
forêts... Les forêts brûlées, les ont réveillés. Désormais...
Désormais c'est trop tard pour vous.
-Ces
tristes forêts ne seront pas les seules à brûler, alors. Adieu,
vieille folle.
-Quoi
?!"
D'un
bond, je rejoignais l'étage supérieur, puis d'un second, celui où
se trouvaient Tne' et Evi', je me retournais et constatais que la
Reine Sombre tentait, presque morte, de se reconstituer tant bien que
mal, tout en pataugeant dans le limon violet. Je lançais la fiole
contenant l'insecte de feu droit sur le parquet. La pièce fut
rapidement inondée par la déflagration et les hurlements de douleur
de l'usurpatrice. Comme si son corps était fait d'une matière
hautement inflammable, les flammes dévoraient le cadavre de cet être
putride et rongeaient promptement planches et parquets, poutres et
armoires. Par la large fente dans le toit, nous pouvions
entre-apercevoir le ciel bleu dont les nuages obscurs venaient de
s'évanouir, laissant place à un soleil radieux. Nous avions réussi,
et décidions, sans perdre de vue l'incendie quelques mètres sous
nos pieds, de l'étouffer avec les tapis épais et les tapisseries
laides que nous trouvions ça et là. D'une pierre, deux coups,
nous sauvions la tour d'un important incendie, et nos yeux de cette
catastrophique décoration.
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