Je
ne savais pas trop ce qu'allait faire cet étrange personnage. Mais
maintenant, je le tenais là, fermement dans ma main. Peut-être
avais-je sur-réagi, mais dans le doute, il éveillait bien trop le
soupçon pour le laisser agir à sa guise. Et si il n'avait pas
d'arme sur lui, c'est qu'il s'agissait là d'un magicien.
"Ton
histoire ne tient pas debout. Lui
lançais-je. Si
ce que dit Gna' est avéré, tu n'aurais pu en aucun cas te trouver
ici avant nous. Premièrement, car nous sommes revenus sans détour,
et que si tu nous avais dépassé, je t'aurais vu. Tant
la méfiance que l'impatience, me faisaient bouillir. Alors,
il va bien falloir que tu craches le morceau, sinon ce sont tes
tripes que je vais te faire cracher. J'avais
haussé le ton, et je le sentais déglutir sous la pression de ma
main.
-
Puis les tripes c'est un peu sale de les voir
sorties. Surenchérissait
Gnas à mon propos.
-Je..
Je veux bien parler... Mais lâche-moi, je ne m'enfuirai pas ! Dit
le petit homme.
J'eus
un instant de réflexion, je n'avais pas envie de me battre ici, mais
quand bien même il tentait quoi que ce soit, nous étions trois et
lui seul.
-Tente
quoi que ce soit, et je promets que tu finis dans le mur derrière
toi. Soufflais-je.
-Ou
dans la cheminée ! Gloussait
Gna'.
-Ou
dans la cheminée, oui...
-Je
ne veux pas finir en miette, merci. Je me tiendrai
sage. Rétorquait-il,
menacé.
-C'est
souvent ce que dit Tne aussi, il ne se tient pas bien pour autant,
hein. Réagissait
Gna', en soufflant.
- Hé
la brute, je te signale que c'est de moi que tu parles, alors
doucement ou...
-Oui
oui, tu vas sortir des grillons de ton sac et nous dire que ceux-là
nous transforment en lézard. Le
coupait Gna'.
Les
interventions stupides de Gna' commençaient à me monter à la tête.
J'allais les congédier de toute façon.
-Avant
que des tables ne volent, et entre nous. Je
regardais Tne. Prend
Gna avec toi, et demandez à l'aubergiste ce qu'il sait du bonhomme.
-Je
suis pas une enfant ! Et tu n'es pas ma gino.. géni... Ma mère
! Râlait
Gna'. Je
peux très bien être monotone !
-Autonome
Gna', autonome. Lui
lâchait Tne'. Très
bien, nous y allons de ce pas, viens. Tne
s'approchait de Gna, lui tapotant l'épaule et se dirigeait vers
l'office.
-Tssss,
c'est toujours les mêmes qui peuvent s'amuser. Grognait-elle,
frappant du poing sur la table et le suivant.
J'allais
enfin pouvoir le relâcher.
-Bon,
maintenant que nous sommes au calme...
-Je
t'ai entendue !
-Tais-toi,
bon sang. Qu'elle
savait être agaçante quand elle le voulait. Je me re-focalisais,
relâchant mon étreinte manuelle. Ca
va mieux ? Tu vas parler maintenant ? Garde quand même les mains sur
la table, je n'aimerais pas avoir à faire un geste inconsidéré en
ta direction, avec une chaise. Lui
disais-je.
-Je
suis pas d'accord ! Si tu dois le cogner à coup de chaise, c'est moi
qui veux le faire ! Une
autre interruption de Gna', je ne la relevais même pas, ça la fera
peut-être se taire. C'est
ça, ignore-moi. Pfff.
-Je
vais te dire alors. Il
avait l'air déconcerté de devoir parler. Il
n'y a pas mille solutions de toute façon, je ne suis pas en état de
lutter..."
Je
m'assis en face de lui. Il se présenta à moi et commença alors une
explication toute aussi farfelue qu'intéressante. Il se mit à me
parler de la chronologie des événements durant une vie, des flux
qui nous entouraient, la vie, la mort, le monde, le temps et
l'espace. La façon dont tout cela s'imbriquait ensemble, les
conséquences des uns sur les autres. La causalité d'un acte passé
sur le futur. Jusque là, tout me semblait bien clair, même si
j'étais moi-même perdue, face à ma propre histoire, et mon passé;
son explication "temporelle" avait du sens, après tout,
nous naîssons bien petits et finissons par grandir, vieillir, mourir
-prématurément même pour certains-. Cependant, son récit se
troublait quant à sa présence dans cette continuité, il me parlait
d'événements dont seuls les livres témoignaient, seuls eux, car
trop anciens. L'espérance de vie maximale d'une personne dans cet
univers se limitant à deux ou trois cent ans, on pouvait en voir des
choses, mais tout avait une fin. Lui se servait d'exemples plus que
concrets, remontant historiquement à plusieurs siècles ! Ou il
mentait ou alors son explication n'était pas du tout achevée.
Son
récit se poursuivait, Gna' et Tne' étaient partis se coucher,
j'avais fait signe au tavernier de nous amener de la bière, boisson
que j'avais apprécié malgré m'être enfuie la dernière fois. Il
abordait maintenant, la déformation de ce que l'histoire avait
connu, mais qui pouvait donc être remodelée. Je ne comprenais plus,
comment pouvait-il parler de modification du passé, alors qu'il
venait de me tenir un discours sur l'inscription d'un événement et
sa finalité... Nous pouvons toujours nous excuser envers une
personne si nous l'avons froissé, ou même guérir d'une plaie avec
la guérison. Mais, lui avait l'air de dire qu'il était possible de
retourner en arrière et de changer les choses. Je lui riais au nez.
"Ne
me fais pas croire l'impossible Eru', ce que tu dis là en plus
s'oppose complètement à la notion de causalité. Si tout peut-être
modifié, le monde perdrait la tête. Plus rien n'aurait de sens
et... Il
me coupait.
- Tu
ne me crois pas ? Alors ouvre grand les yeux. Hé patron !
Le
tavernier venait à nous, l'air endormi; quant à lui, il avait
l'air de réciter quelque chose.
-
Pas la peine de me faire le coup des mains, hein. Lui
soufflais-je, méfiante.
L'homme
d'âge mûr se tenait devant nous, Eru se leva et le toucha. Tous
deux disparurent immédiatement.
- Mais
c'est pas vrai ! Je suis trop bête, je savais qu'il allait me fai...
Seul
Eru réapparut, assis en face de moi, comme quelques minutes
auparavant.
-
Je, euh, tu m'expliques ce qu'il s'est passé ? Il est où le
tavernier ? J'étais
abasourdie. Je ne comprenais plus rien du tout.
-
Sois patiente. Il
était désespérément calme.
- Patiente,
non mais tu plaisantes ? Tu viens de faire disparaître quelqu'un là
! Et je devrais me cal...
-
Et voici les bières que vous m'aviez commandé jeune dame. Le
tavernier arrivé vers nous, avec deux chopes dans les mains. Ah,
mais ? Je vous les avais déjà servies ?
-
Tournée précédente mon cher ! Emboîtait immédiatement
Eru.
- Mais
je ne me souviens en aucun cas, vous en avoir déjà amenées ! Le
vieil homme avait l'air de se questionner intérieurement. Hébété.
-
Vous avez dû oublier, cela arrive parfois, à votre âge. Lui
répondait le bonhomme.
Je
restais coite, perdue. Quelque chose m'échappait, et je n'étais pas
la seule ainsi.
-
Vous devez avoir raison, c'est que je ne me fais plus tout jeune
et...Il
se passait la main sur le visage, dubitatif. Bon
tant pis, on va mettre ça sur l'âge. Trinquez bien. Il
parlait à voix basse. Et repartait, les deux premiers récipients
vides en main.
-
Qu'as tu fait ? Lui
demandais-je soulevant mon godet. Je
ne lui ai pas commandé de bières, enfin si, mais cela remonte quand
même à quelques temps.. Et nous les avions déjà reçues.
-
Je n'ai fait que le renvoyer dans le passé, juste après que tu lui
ais, en effet commandé des bières. Pour toi cela remonte, pour lui,
c'est comme si ta demande ne datait que d'une minute, voire moins. Il
me regardait, levait sa chope et en buvait une grosse gorgée. Je
ne manipule pas d'élément pour ma part. Je suis un mage du
temps. Lâchait-il
tranquillement. Je regardais perdue ma chope, me disant qu'il était
quand même reparti avec nos deux premières en main, et que moi
j'étais restée là et... Tu
as l'air pensive, tu te demandes si tu as toi aussi voyagé dans le
temps ? Et les verres avec ? Non bien sûr que non, seul le tavernier
et moi avons voyagé, et dans les grandes lignes, je suis le seul à
avoir traversé le temps, je n'ai fait que "déplacer"
l'aubergiste. Répondait-il
à ma question sans que je la lui pose.
-
Mais, attends, tu es entrain de me dire que tu peux remonter le temps
sans cesse ? Je
me rendais compte de la puissance de son pouvoir, légèrement
inquiétée.
-
Sans arrêt c'est un grand mot, la chair a ses limites, tu sais. Que
cela soit en nombre d'utilisation ou en époque, il y a des
limites. Il
retroussait sa manche et me laissait apparaître son bras, des
lambeaux de peau s'en détachait, et une sale odeur en émanait.
-Ça
pue ! Mais qu'est ce qui t'a fait ça ? Lui
disais-je en me bouchant le nez.
-Ça
? C'est ce qu'a senti Gna', et ce sont là, les usages du temps.
Fatalement, je vieillis, et les voyages dans le temps ne m'aident en
rien. Ma chair pourrit, et lentement, moi avec. Lâchait-il. J'en
ai vu des choses, j'en ai suivi des héros, des prophéties, des
exploits. Essuyé de nombreuses batailles et guerres. J'ai vu mes
amis, de toute époque, mourir avant moi. Sans être éternel, j'ai
déjà presque six siècles à mon actif.
Six
siècles... Et moi qui ne connaît pas même une année de ma vie. Je
sentais des larmes me monter aux yeux.
Tu
en fais une tête, ça ne va pas ? Me
lançait-il d'un ton compatissant.
-Écoute,
tu ne vas peut-être pas le croire, mais si toi, tu connais des
siècles d'histoire, moi je ne sais même pas d'où je viens, ni quel
âge j'ai. Je ne sais même pas ce qu'il s'est passé il y a plus de
dix décades. Alors le temps m'est une notion très très
abstraite. Lui
répondais-je en me ressaisissant.
- Et
tu aimerais le découvrir ? Les corps ne voyagent pas très loin,
mais les esprits et les songes eux, traversent les temps, sans se
soucier de la décomposition. L'âme est éternelle, bien que son
enveloppe éphémère. Il faut juste se poser et...
-Serais-tu
entrain de me dire que tu peux me faire voir ce que j'ai vécu avant
? D'où je viens ? Je
le coupais.
- Je
pourrais faire voyager ton esprit oui, lui faire revoir ce que tu as
vécu, cependant, je préfère te le dire d'avance, l'esprit oublie
facilement ce qui l'a blessé, traumatisé. Ton passé est peut-être
terrible. Et je dois aussi te prévenir, que dans ce voyage, si tu
veux le faire, je serais là, tu ne peux pas fouiller ton passé sans
que j'en sois la torche.
Les
quelques réminiscences que j'avais eu, par-ci par-là ne m'aidaient
pas vraiment. J'avais sûrement dû faire quelques bêtises, pour
avoir en tête l'image de ce cachot et du pain pourri, mais du reste,
je n'en savais rien. Quand bien même je "savais" ça, cela
ne représentait du moins rien d'autre qu'un flou immense.
-
Tu saurais dire mon âge comme ça ? Lui
demandais-je, préoccupée.
- Tu
ne dois même pas avoir une vingtaine d'années ! Riait-il. Mais
je peux interroger ton corps, si tu veux.
Je
le regardais de travers.
- Et
tu comptes t'y prendre comment ? Lui
soufflais-je, comme agacée d'avance de la réponse que j'allais
entendre. J'étais habituée aux réflexions salaces de Tne.
Il
ne dit rien, et me saisit le poignet. Ses yeux s'ouvrirent en grand.
-
Quelque chose m'étonne. Il
me reprit le poignet, encore une fois sans me prévenir.
- Hé,
non mais ça va, tu ne veux pas non pl...
- Pas
de doute, la première fois il pouvait s'agir d'une erreur mais...
-
Mais ? Je
le regardais encore plus de travers qu'avant.
-
Ton corps semble avoir plus de cent-cinquante ans. C'était
désormais lui, qui me regardait bizarrement.
- Quoi
? Plus d'un siècle ? Hurlais-je
complètement ébahie. Encore
le tour de passe-passe et la disparition, c'était très crédible,
et même plutôt agréable. Je
levais ma pinte. Mais
là, tu délires. C'est impossible. Je
buvais mon verre, me disant que j'avais juste perdu mon temps à
écouter un fou. Comment
pourrais-je être si vieille et ne me souvenir de RIEN ?
-
Quels sont tes plus vieux souvenirs ? Me
demandait-il, sans même avoir réagi à mon accusation.
- Je
suis évanouie sur une plage et Tne' me sauve. De la noyade sûrement.
Puisqu'il m'a réanimé.
- Oui,
mais de quand date-t-il ce souvenir ?
-
Je te l'ai dit, même pas une dizaine de cycles. Grognais-je.
-
Nous allons avoir du travail alors... Si tu veux vraiment te
souvenir. Tu n'as pas d'effet personnel avec toi ? Il
avait l'air de tenir à m'aider, peut-être n'était-il pas fou.
- Non,
la tunique que je porte actuellement, c'est Tne qui me l'a offerte,
il m'a retrouvée nue sur la plage et mon arme..
-
Et ton arme ? Me
questionnait-il d'un air surpris.
Je
me concentrais, tendais la main, et la faisais apparaître dans un
éclair de lumière, le fer se dessinait. Durant l'apparition ses
yeux s'étaient à nouveau ouverts en grand.
Incroyable
!! Même de connaissance... Seuls quelques guerriers, et pas des
moindres peuvent avoir recours à ce genre de pouvoir ! Puis, si
encore ils étaient vivants..
-
Comment ça ? Lui
dis-je, subjuguée.
-
Je ne me souviens vraiment que d'une poignée de personnes capables
de faire ça. Son
visage se marqua d'une expression que je n'avais pas encore lu sur
son visage, même durant ses récits. Quelque chose entre la
fascination et le doute. Il se clarifia la voix et se lança.
Il
y a de cela quatre siècles, les deux grandes cités furent érigées.
On les nomma Ïlyohelm la Sainte et Teysandrul la Sombre. Toutes deux
étaient dirigées par deux reines. Se distinguant l'une pour son
amour du juste et l'autre pour son goût du sang. Telles deux
Déesses, elles eurent chacune leurs adeptes. Tu te doutes bien que
ce n'est pas pour jouer aux cartes que leurs disciples se
retrouvaient. Ce fut une période de guerre et de massacre
perpétuels. Nombreux furent les clans qui souhaitaient que la paix
soit, mais tout aussi divers étaient les groupuscules qui ne
voulaient qu'une chose, voir le monde à feu et à sang. C'est dans
l'âme ça aussi, de façon éternelle; ou nous avançons pour que le
Bien triomphe, ou nous nous laissons emporter par nos coups de sang,
et alors le Mal progresse. Cette confrontation de plusieurs centaines
d'années se conclut de la manière suivante. Les deux reines,
épuisées de voir leurs adeptes échouer peu importe leur
affiliation, siècle après siècle, se résignèrent à mener un
combat singulier. Une contre une. Elles se défièrent dans un
désert, par une journée magnifique. Cependant, cela ne dura pas.
Aussitôt leur combat entamé, leurs forces au-delà de toute
imagination ne firent que provoquer un déluge d'éléments, tuant la
plupart des malheureux, venus les voir se battre. Autour d'elles,
foudre, tremblements de terre, soleil cuisant, pluies diluviennes,
blizzard hurlant, tous vinrent à sillonner leur lieu de combat.
Après plusieurs jours de lutte acharnée, Teïneliore, la reine
Sainte, sur une perte d'attention de son adversaire, empala
Hérylisandre la Sombre, tandis que cette dernière dans son ultime
souffle, la décapita. Leurs rares adeptes ayant survécu au
spectacle, récupérèrent leurs dépouilles, et s'en retournèrent
dans leur cité respective. Ces deux grandes reines, n'étaient
autres que deux sœurs, issues d'une fratrie de redoutables guerriers
désintéressés des conflits entre humains, mais étant de terribles
chasseurs de créatures. Cependant tous avaient en commun ceci : ils
savaient comment matérialiser leurs armes et donner à leur force,
une forme. Au nombre de Douze, ils n'étaient pas des Dieux, mais
pour certains d'excellents instructeurs. Si la sagesse de certains a
pu et su se transmettre, la plupart de leurs disciples respectifs
sont malheureusement devenus des tueurs, et ont même fini par
s'entre-déchirer, laissant un tel savoir-faire se perdre dans des
flaques de sang, tout ça par souci d'ego. N'étant pas éternels,
les membres de cette fratrie sont venus à mourir les uns après les
autres, jour après jour, siècle après siècle. Laissant
croître une nouvelle ère de guerre, toujours opposant le Bien au
Mal. Et voici où nous en sommes. Il
se raclait la gorge, buvait une gorgée de bière.
Son
récit m'avait passionnée, jamais on avait parlé de cela avec Tne,
et durant mon temps de conscience, je n'avais pu lire une telle
précision d'un quelconque événement. Un détail me troublait.
-Attends,
qu'est-ce que je suis censée en comprendre de tout ça ? Sautais-je
sur place.
- C'est
bien la question que je me pose aussi."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire